HABIB BOURGUIBA
PROPHETE D’UNE BOURGEOISIE NATIONALE
Les hommes regardent toujours comme un être supérieur celui qui les a subjugués et qui les domine. Alors ils adoptent les usages du maitre et tâchent de lui ressembler sous tous les rapports.
IBN KHALDOUN, Prolégomènes
La Tunisie est un pays des longtemps formé en communauté. Son histoire n’a pas soixante siècles, comme celle de 1’Egypte. Mais voilà bien trois mille ans que les héros homériques et virgiliens sont censés y avoir exerce la puissance publique.
La grandeur de Carthage y eut son siège. Jugurtha y guerroya contre les Romains. Et si la province que les vainqueurs soudèrent a leur Empire, puis 1’Ifriqya musulmane eurent d’autres frontières – elles englobaient a peu prés le Constantinois actuel – Tunis fit bientôt figure de centre intellectuel et commercial. Du XIIIe au XVIe siècle, les Hafçides consolidaient la communauté tunisienne. Des Andalous, chassés d’Espagne par la persécution, y créaient des manufactures. La mosquée de la Zitouna apparait comme un foyer culturel majeur de l’Islam, et Ibn Khaldoun ajoute sa propre gloire au prestige dont jouissait déjà son pays. Au XVIIIIe siècle, un nouveau colonisateur s’impose, après les Carthaginois, les Romains, les Vandales et les Arabes. Mais la domination turque ne fut pas ressentie comme une aliénation, et la dynastie husseinite fit vraiment figure de monarchie nationale (comme 1’avaient été celles des Fatimides, qui devait émigrer en Egypte, ou des Hafçides, eux-mêmes venus de 1’Ouest du Maghreb).
Ses origines sont particulièrement significatives. « Je suis né, dit-il, d’une famille honorable qui avait subi des revers cruels, plusieurs de mes parents ayant été victimes de la répression des beys après les insurrections du milieu du siècle dernier. Mon père, pressé par le besoin, avait dû s’engager… » Tout y est : 1’ascendance bourgeoise, le climat nationaliste, 1’arbitraire souverain, le recours au service public. Le Sahel est une zone propre a Arboriculture, et la pêche arrondit un peu le revenu : mais les Saheliens sont trop nombreux pour leurs oliviers, comme les Tonkinois pour le riz de leur delta. Et comme les Tonkinois, les Saheliens insuffisamment nourris par leur terre investissent leurs talents et leur énergie dans 1’administration, acquérant, de ce fait un sens de 1’Etat qui est a la base même de la réussite tunisienne et surtout du pouvoir bourguibien.
Le caractère étonnamment représentatif de la carrière du leader se marque tour à tour par les études qu’il fait au collège Sadiki, puis au lycée Carnot, puis a 1’école des Sciences politiques de Paris. On ne peut donner un meilleur exemple de 1’ascension culturelle et sociale d’un fils de la petite bourgeoisie campagnarde, au temps du protectorat français. Un Balzac tunisien en aurait fait un livre clé. Bourguiba en a fait une biographie. Sitôt rentré de Paris (1927), imprégné des leçons d’une école où le libéralisme était alors une manière de religion, marié avec une Française qui lui a donné un fils et entré notamment en contact avec les milieux de gauche parisiens, Habib Bourguiba s’inscrit au barreau de Tunis et découvre la situation de son pays : celle d’une société ligotée par le traditionalisme et aliénée a un pouvoir colonial.
…Mais on est bien au-delà des luttes de générations. On est sur la ligne de partage entre le pittoresque et la politique, entre la rationalisation et 1’action, entre le club frileux et le parti conquérant. Bourguiba regarde le monde, de son regard marin. II voit fonctionner les partis de masse, de 1’Union soviétique a 1’Italie fasciste. II examine les mécanismes de ceux qui surgissent en France, PSF de la Rocque, PPF de Doriot, « Frontisme » de Bergery. II a bien en tête le fonctionnement de la SFIO et du PCF, auquel 1’a initie (sans intention apologétique semble-t-il) son premier avocat, Me Berthon.
…De tous ces précédents, il ne retient guère de leçons idéologiques. II s’en inspire pour la construction de 1’instrument qu’il vient de fonder. L’idéologie de ce « parti », il ne faut la chercher que chez le leader. Est-ce, à vrai dire, un parti ? Ou seulement la ligue des partisans de Bourguiba? Ou, plus simplement encore, 1’un de ces multiples « fronts pour 1’indépendance» qui ont fleuri, de 1’Atlantique à la mer de Chine, a 1’époque de la colonisation?
…Le parti d’Habib Bourguiba, lui, n’a pas seulement emprunte aux grands partis d’Occident des idées et des techniques, mais aussi une stratégie, un mode d’organisation, et des objectifs non plus mythiques, ou mystiques, mais réellement politiques. Avec le Neo-Destour, le groupe arabe passe de la religion à la politique, de la suggestion collective a la tactique, du monde des phantasmes à celui des choses. Certes, le parti tunisien, et Bourguiba lui-même, ont commis de nombreuses erreurs. Mais avec le Neo-Destour, un peuple arabophone cesse de voir 1’action collective comme 1’aventure d’une caravane guidée par un prophète. II se voit invité à la considérer désormais comme un effort pour résoudre, aux moindres frais et plus grand bénéfice, un problème ou une série de problèmes à lui posés par 1’histoire. Comme 1’écrit Jacques Berque, « II échappe a 1’alternance pernicieuse intransigeante – opportunisme, a quoi il oppose un autre binôme : radicalisme – historicité. » Avec Bourguiba, ce fragment du Maghreb substitue 1’analyse a la prophétie, et 1’action de masse a 1’élan de la horde.
…Qu’est-ce que le « bourguibisme », en effet, sinon un nouveau machiavélisme, un mélange de ruse, de patience et d’appel a la force qui tranche singulièrement sur les comportements des chefs politiques arabes de l’époque.
…C’est centre une tendance très forte a la collaboration avec 1’Axe, ennemi du colonisateur, qu’il fait prévaloir « sa » politique, celle de la coopération avec les démocraties, pour la raison majeure qu’il croit a leur victoire.
La lettre qu’il adresse en 1942 au docteur Thameur, responsable du parti en son absence, comporte le plus significatif des propos, où le leader s’exprime déjà dans toute sa force : «Et si, malgré tout ce que je vous dis, vous n’êtes pas convaincus, obéissez ! C’est un ordre que je vous donne. Ne discutez pas ! J’en prends 1’entière responsabilité, devant Dieu et devant l’histoire. » Une brochure du Neo-Destour publie ce texte et le fait suivre d’un commentaire du « militant de base » : « Puisque Si El Habib le dit… » Ainsi le Neo-Destour choisit-il le camp de la victoire.
Les révoltes ne se font pas essentiellement au nom d’un nationalisme, mais au nom d’une immense soif de dignité. Lorsque les révoltés peuvent étancher cette soif dans des structures minutieusement préparées par leurs leaders, alors c’est la réussite. Lorsqu’il n’y a pas de structures, alors c’est le chaos[i].
…Pouvoir charismatique? Dans l’excellent livre qu’il a consacré à la Tunisie contemporaine’, Clément Moore répond par la négative, en se fondant sur l’aspect très laïc du comportement et de la doctrine d’Habib Bourguiba. C’est interpréter très strictement la notion de « charisme » qui est, selon nous, la dimension irrationnelle mais apparemment irréfutable de l’autorité dynamisante d’un homme sur un groupe. Si l’on admet ce type de définition, Bourguiba est un leader charismatique comme ces autres prophètes laïcs (beaucoup plus laïcs) que furent Simon Bolivar ou Mustapha Kemal.
Au surplus, il ne faut pas exagérer le caractère « séculier » du pouvoir bourguibien. Il lutte contre l’emprise de la grande Mosquée. Mais il sait à l’occasion se présenter — très lucidement — en faiseur de miracles, en « mordjéza ». Il sait jouer les prophètes, les inspirés, les voyants. Et l’éloge de la religion, en tant qu’impératif spirituel et cadre social, lui est naturel : ainsi, en décembre 1958, visitant un village dépourvu de mosquée, on l’entend s’écrier « Pour une communauté musulmane, c’est une honte d’être privée d’un temple où le nom de Dieu est glorifié, d’où partent les appels du muezzin à la prière ! »
II ne s’en tient pas au rôle social de la religion. Mais il a tendance à insister sur le caractère dynamique de l’Islam : « Nous estimons en Tunisie que le besoin de croire est inhérent à la nature humaine… Nous estimons que ce ressort peut être utile dans la vie dans la lutte pour le progrès… Plutôt que d’étouffer ce sentiment, de l’attribuer au fanatisme, d’y voir un phénomène archaïque, nous pensons qu’il peut être un élément moteur. Ne lui doit-on pas tout ce que les musulmans ont entrepris de grand, toutes ces conquêtes qui les ont conduits des frontières de la Chine à Poitiers, en France…?
…Le troisième point, c’est la différence des relations entre le leader et les masses, d’une part, les cadres et les masses d’autre part. La relation, de M. Bourguiba avec le peuple tunisien est évidemment d’un caractère tout à fait particulier. On emploie évidemment à son propos le mot de zaïm, encore que lui-même ne tienne pas à ce vocable, peut-être en raison d’une connotation trop orientale. En tout cas, c’est quand même là le type de ces relations immédiates entre un homme et une masse, caractéristiques de cette sorte de pouvoir. On en trouve ici réunis les éléments, ces rapports à la fois irrationnels, irradiants et irrécusables entre un personnage et une foule, qui fondent ce type de pouvoir.
On a employé le mot « irrationnel » : il vient à l’esprit. Est-il excessif ? Dans le Maghreb entre deux guerres, Jacques Berque définissant les relations entre un Bourguiba, un Ben Bâdis ou un Allai el-Fassi et la masse, écrit que ces leaders « enseignent à la masse le lexique d’une vie nouvelle ». Dans l’idée de lexique, d’enseignement et de vie nouvelle, il y a moins d’irrationalité que d’éclairement. On n’emploie pas le mot par hasard. Et si l’on voulait définir la nature du régime tunisien, on serait tenté d’employer le terme de despotisme éclairé qui a fait fortune ailleurs.
Mais ce réaliste qui sait que l’on ne bâtit pas Rome en un jour est en même temps un tribun qui fait vibrer la foule du forum, un orateur inspiré dont l’éloquence, parfois, bouscule la raison, et qui semble se laisser porter par son propre chant au-delà de ce qu’il a prévu et voulu. Cet homme d’Etat dont l’apport à l’histoire contemporaine des Arabes restera probablement d’avoir substitué la politique à la prophétie, peut à l’occasion se muer en prophète, en muezzin, et chanter alors d’une voix si vibrante que le moyen qu’est sa propre éloquence se substitue à la fin politique.
Le chef de l’Etat est partout… tout est suspendu à lui. Tout parle de lui. Lui parle de tout. La religion ? La morale ? Rien ne lui paraît échapper au « domaine réservé ».
Ecoutons-le plaider pour la vertu, devant un public d’ouvriers qu’il prétend détourner de boire leur salaire : « Bourguiba lui-même n’a pu réaliser son grand dessein qu’au prix de sacrifices énormes. Il aurait pu boire et s’amuser dans sa jeunesse, mais il a refusé cette pente facile… L’homme doit dominer ses penchants et résister à la tentation du vice !»
L’intervention dans le domaine religieux ne lui semble pas moins naturelle. Son principe de base est que « l’Islam a libéré l’esprit et recommande de réfléchir sur ses lois pour les adapter à l’évolution humaine. La religion doit être malléable et suivre les exigences du temps…». Pour lui, en somme, l’Islam se confond avec 1’« ijma », le consensus de la communauté, avec le « jdid », le moderne. C’est une religion opportuniste et référendaire, la noble coloration du réformisme, le cadre ductile de la modernité en marche.
…Et dès lors que lui, Bourguiba, assume la modernité, il assume aussi l’harmonisation constante entre les données religieuses et les exigences politiques. Et le droit d’interprétation qu’il se reconnaît, en tant que chef de « cet Etat musulman (qu’il a) sauvé de humiliation coloniale », il en use avec audace jusque dans les formules. « Pour accomplir un effort productif, on peut rompre le jeûne, la conscience tranquille : c’est ma fetwa. »
Et les précisions s’accumulent, conduisant insensiblement le zaïm à la mission du Khaltfa, à une sorte de césaropapisme : « En tant que chef spirituel des musulmans de ce pays, je vous déclare que chacun de vous accomplira un devoir au moins aussi méritoire que celui du pèlerinage aux Lieux Saints lorsqu’il fait don d’une somme équivalente à celle du voyage aux œuvres de relèvement social, ou s’il l’investit dans une entreprise industrielle. »
…L’idée qu’Habib Bourguiba se fait de sa vocation est d’une téméraire noblesse. Il lui arrive parfois de suggérer une comparaison (qui pourrait être sacrilège, si elle n’était habilement nuancée) avec la mission du Prophète. « Celui-ci, en l’assumant, avait conscience d’être guidé et soutenu par Dieu, dont l’ange Gabriel lui transmettait les ordres — qu’il exécutait. Il n’avait pas à s’inquiéter des conséquences de ses actes. Ce n’est, hélas, pas mon cas, car rien ne m’assure que mon premier mouvement soit le bon. » II lui reste, il est vrai, le second…
..S’il venait à douter de son rôle prophétique, de la dimension totalisante de son personnage, incarnation, archétype, symbole, signe, il lui suffirait de jeter un coup d’œil distrait sur la presse qu’il inspire. Le 19 mars 1967, M. Moncef Jaafar écrivait : « Habib Bourguiba n’est pas seulement le chef d’Etat qui réussit, l’homme politique qui triomphe, le leader qui entraîne — c’est bien plus que cela : c’est celui qui habite en chacun de nous, qui est présent à chacun de nos actes, qui nous inspire dans notre conduite, qui oriente nos actions nobles et généreuses…»
…C’est à partir de cette formidable conscience de l’ampleur de son rôle, qui est en lui dès Ksar-Hellal, qu’Habib Bourguiba a construit ce qu’on pourrait appeler sa doctrine. Elle est fondée sur deux principes, celui de la légitimité et celui de l’unanimité.
…Légitimité forte, irrécusable, soutient-il, parce qu’elle se fonde sur l’ « unanimité ».
Cette exigence du peuple unanime (dans unanime, il y a un — et le peuple ainsi unifié s’exprime naturellement dans le chef unique) est, dans la pensée du leader tunisien, fondée à la fois sur la réminiscence de la « Umma » et sur une nostalgie du suffrage démocratique. La doctrine bourguibiste récuse, en profondeur, le pluralisme et la diversité. Les critiques sont des infidèles, les opposants des traîtres, des aveugles. Ils sont malades d’être hors du cercle de vie — le consensus inspiré, informé, assuré par Bourguiba.
…Le pouvoir personnifié tel qu’il est pratiqué actuellement en Tunisie comporte de grands périls. En provoquant le refoulement de toute opposition, en empêchant la libre confrontation des tendances, en sauvegardant les apparences d’une unanimité nationale qui, en fait, n’existe pas, le régime risque de préparer des lendemains troublés s’il ne se décide pas à s’ « injecter » peu à peu la démocratie, comme le disait Maurice Duverger dans une conférence qu’il avait le mérite de prononcer sur place… Il est du reste surprenant, pour qui sait la Tunisie pays riche d’une élite très vivante, de constater la facilité avec laquelle beaucoup de Tunisiens cultivés et « libres » d’esprit semblent accepter certains aspects du pouvoir personnel.
Le chef du Néo-Destour aura au moins fondé ce qu’on appelle le « bourguibisme » et qui pourrait bien un jour, dans la science politique arabe, se substituer au mot « machiavélisme ». Car le leader tunisien aura appris à ses contemporains d’Orient, comme le secrétaire florentin à l’Occident chrétien de la Renaissance, que la politique est l’art d’ajuster ses fins proches aux moyens dont on dispose actuellement. Contre la stratégie du tout ou rien, contre le comportement incantatoire de derviches tourneurs qui avait cours avant lui, Bourguiba a imposé sa politique des «étapes » et de la considération du réel. De la Tunisie même à l’Algérie, du Congo à la Palestine, il a plaidé pour faire du vrai le fondement de la politique.
On a défini le bourguibisme comme une pédagogie — une pédagogie qui a fait de ses moyens une fin, qui tend à se perpétuer, à s’ossifier. C’est là que la personnification, faiseuse d’identité, révèle ses limites. Sa vocation est de frayer la voie aux élites nouvelles, à promouvoir les cadres de la nation, à mettre les masses en mouvement. Mais elle s’effrite et se dessèche en opération défensive. Le besoin de parer à une éventuelle catastrophe ne suffit pas à justifier sa permanence.
Ecoutons pourtant Habib Bourguiba définir devant nous, le 21 mars 1969, son œuvre de fondateur : « Des siècles de décadence, de misère, engendrant le nomadisme, avaient effrité les villages, les hommes, en faisant ce qu’un publiciste français appelait une poussière d’individus. C’est cette poussière d’individus que j’ai commencé à réunir, en lui parlant son propre langage…»
[i] Interview de Bourguiba a. Jean Daniel, I’Express, ler septembre 1960.
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